En décembre 2018, le géant chinois du commerce électronique Alibaba a annoncé officiellement avoir choisi l’aéroport de Liège comme lieu d’implantation de son principal hub logistique en Europe. Cette annonce s’inscrit dans une stratégie d’internationalisation du groupe – et plus largement de la Chine – dont il est utile d’interroger les dimensions économiques et (géo)politiques.
Cet article est paru en anglais dans la publication "The Corporate Silk Road : a New Era of (E-)Infrastructure in Europe" du Réseau Européen des Observatoires de Multinationales (ENCO).
Le groupe Alibaba voit le jour en 1999 à Hangzhou, dans la province côtière du Zhejiang, en Chine. C’est Jack Ma qui en a eu l’idée après un séjour aux États-Unis où il découvre les potentialités d’internet [1]. De retour en Chine, il lance d’abord les premières pages jaunes en ligne du pays, avant de créer Alibaba avec l’aide de dix-sept autres personnes.
Le premier site lancé par le groupe en 1999, alibaba.com, est spécialisé dans le commerce entre entreprises (B2B pour « business-To-business »). Il sera très vite complété par d’autres portails dédiés à du commerce entre consommateurs (C2C, « consumer-To-consumer »), puis à du B2C (« business-To-consumer »). Aujourd’hui, dans ces trois segments, Alibaba contrôle les plus grosses plateformes du monde en nombre d’utilisateurs, essentiellement grâce à la domination écrasante qu’il exerce sur le marché chinois [2].
En parallèle, l’entreprise se diversifie aussi progressivement en lançant toute une gamme de services qui viennent construire un véritable écosystème autour de ses plateformes (paiement électronique, messagerie en ligne, moteur de recherche, logistique, etc.), mais aussi en réalisant des investissements ou des rachats d’entreprises dans des secteurs de plus en plus variés (audiovisuels, santé…) [3]. Ce faisant, même si le commerce électronique (en particulier en Chine) continue de représenter le cœur de son activité (en volume et en profits), Alibaba est aujourd’hui bien plus qu’une simple entreprise de commerce électronique [4].
Internationalisation
À partir de la moitié des années 2010, compte tenu du ralentissement économique chinois et de la concurrence croissante entre acteurs de l’économie numérique en Chine, Alibaba se lance à l’assaut du marché mondial avec l’ambition de devenir une véritable entreprise globale [5].
Deux éléments de cette stratégie vont particulièrement nous intéresser ici. Le premier concerne l’ambition de la firme de parvenir à livrer partout dans le monde en moins de 72h (et partout en Chine en moins de 24h) [6]. Pour ce faire, Alibaba initie le développement d’un réseau logistique international articulé autour de cinq hubs régionaux : Hangzhou (Chine), Kuala Lumpur (Malaisie), Dubaï (EAU), Moscou (Russie) et Liège (Belgique) [7]. Ces hubs serviront de premiers maillons dans l’acheminement des marchandises échangées via les plateformes du groupe depuis et vers la Chine. Construit à chaque fois sur ou à proximité d’une zone aéroportuaire internationale, chaque hub se caractérise par une position géographique stratégique et par une facilité d’accès à d’autres réseaux de transports (routiers, ferroviaires, marins/fluviaux) qui permettront de couvrir (idéalement) l’ensemble de la planète. La mise sur pied de ces hubs s’accompagne également du développement d’un réseau d’entrepôts de seconde ligne [8], ainsi que d’un réseau d’opérateurs et de transporteurs pour l’heure essentiellement sous-traité et coordonné par Alibaba à travers sa filiale logistique Cainiao. Le groupe vient ainsi d’annoncer le quadruplement de sa flotte d’avions dans les neuf prochains mois et le doublement de sa surface d’entrepôt en-dehors de la Chine [9]. Une perspective d’autant plus importante à développer que la crise du coronavirus met la pression sur le fonctionnement actuel de l’économie mondiale et sur le modèle de pure place de marché d’Alibaba [10].
En parallèle, ces développements internationaux doivent également pouvoir compter sur un cadre légal et technique stable, prévisible, harmonisé et adapté à la réalité du commerce en ligne, ce qui n’est pas encore le cas. D’où l’autre initiative lancée cette fois par Jack Ma en 2016, sous l’intitulé de « electronic World Trade Plateform » (eWTP) [11]. L’eWTP se définit comme « une initiative multipartite dirigée par le secteur privé, pour la coopération entre les secteurs public et privé afin d’incuber les règles du commerce électronique et de favoriser un environnement politique et commercial plus efficace et plus performant pour le développement du commerce électronique transfrontalier ». D’une part, il s’agit d’un forum où les différentes parties prenantes peuvent se réunir, échanger et travailler ensemble. De l’autre, il s’agit aussi d’un cadre d’action qui vise à développer des « zones de libre-échange numériques » que l’on pourrait ensuite connecter entre elles pour construire petit à petit une « mondialisation 2.0 ». La première de ces zones se situe dans le hub logistique de Kuala Lumpur et offre des facilités douanières, un accès aux services logistiques, des guichets uniques pour les déclarations et autres démarches douanières, réglementaires, monétaires, etc., le tout hébergé et coordonné par des outils informatiques d’Alibaba [12]. L’objectif d’Alibaba est donc de multiplier ce type de zones à travers le monde, et plus largement les partenariats et les avancées réglementaires qui en découlent en se positionnant au passage comme l’infrastructure clé de la mondialisation du commerce électronique [13]. Pour l’heure, six partenariats ont été conclus dans ce cadre : deux en Chine (à Hangzhou et Yiwu) et quatre hors du pays (Malaisie, Rwanda, Éthiopie… et Belgique). L’initiative peut également compter sur le soutien du WEF, du G20G20Extension du G8 à d'autres pays de la planète, considérés comme importants par leur taille et leur poids politique et économique. Il s'agit de 19 pays (Afrique du Sud, Allemagne, Arabie Saoudite, Argentine, Australie, Brésil, Canada, Chine, Corée du Sud, États-Unis, France, Grande-Bretagne, Inde, Indonésie, Italie, Japon, Mexique, Russie et Turquie) et de l'Union européenne. Créé en septembre 1999, ce groupe a pris une importance croissante avec la crise économique, étant donné qu'il apparaît que celle-ci ne peut plus être résolue par les pays du G8 seuls. (En anglais : G20) et de l’OMCOMCOu OMC : Institution créée le 1er janvier 1995 pour favoriser le libre-échange et y ériger les règles fondamentales, en se substituant au GATT. Par rapport au GATT, elle élargit les accords de liberté à des domaines non traités à ce niveau jusqu'alors comme l'agriculture, les services, la propriété intellectuelle, les investissements liés au commerce… En outre, elle établit un tribunal, l'organe des règlements des différends, permettant à un pays qui se sent lésé par les pratiques commerciales d'un autre de déposer plainte contre celui-ci, puis de prendre des sanctions de représailles si son cas est reconnu valable. Il y a actuellement 157 membres (en comptant l'Union européenne) et 26 États observateurs susceptibles d'entrer dans l'association dans les prochaines années. (En anglais : World Trade Organization, WTO) [14].
Implantation à Liège Airport
C’est en décembre 2018 que Cainiao et l’aéroport de Liège annoncent officiellement avoir conclu un accord pour accueillir à Liège le principal hub européen du groupe [15]. L’accord porte sur une surface de 220.000 m2 (mais le chiffre de 380.000 m2 est évoqué, à terme, par les dirigeants du groupe) appartenant à l’aéroport et qui jouxtent la piste principale. L’investissement initial prévu est de 75 millions d’euros, avec à terme une enveloppe qui atteindrait les 300 millions [16]. Tout ceci devrait permettre la création de 900 emplois directs et environ 2.100 emplois indirects [17].
Le choix de Liège s’explique par différents facteurs. D’abord, sa position centrale au cœur de l’Europe occidentale et surtout de ses différents réseaux de transport. Celle-ci n’est pas le fruit du hasard, puisque Liège poursuit une stratégie de développement « quadrimodale » européenne depuis plusieurs décennies, en grande partie grâce à des fonds en provenance de l’Union européenneUnion européenneOu UE : Organisation politique régionale issue du traité de Maastricht (Pays-Bas) en février 1992 et entré en vigueur en novembre 1993. Elle repose sur trois piliers : les fondements socio-économiques instituant les Communautés européennes et existant depuis 1957 ; les nouveaux dispositifs relatifs à la politique étrangère et de sécurité commune ; la coopération dans les domaines de la justice et des affaires intérieures. L\'Union compte actuellement 27 membres : Allemagne, Belgique, France, Italie, Luxembourg, Pays-Bas (1957), Danemark, Irlande, Royaume-Uni (1973), Grèce (1981), Espagne, Portugal (1986), Autriche, Finlande, Suède (1995), Chypre, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Malte, Pologne, Slovaquie, Slovénie, Tchéquie (2004), Bulgarie, Roumanie (2007). (En anglais : European Union) [18]. Outre son aéroport international et sa connectivité directe avec les principaux réseaux autoroutiers européens, Liège dispose aussi d’une gare TGV internationale et d’un port fluvial (le troisième en importance en Europe) qui permet une connexion là aussi directe avec les ports d’Anvers et de Rotterdam. Cainiao entend donc bien profiter de cette intermodalité, comme en témoigne entre autres le lancement de trois liaisons ferroviaires directes entre Liège et la Chine (Zhengzhou, Yiwu et Chengdu) dans la foulée de son arrivée à Liège Airport. Ce faisant, Liège (et la Belgique) devrait ainsi progressivement devenir une plaque tournante décisive pour l’ e-commerce avec la Chine en général, comme en témoignent d’autres investissements ou accords impliquant des entreprises logistiques chinoises (ex. : Cosco à Zeebrugge et Anvers) [19].
Le second élément qui a joué en faveur de Liège, c’est le fait que son aéroport soit un des rares aéroports européens qui permettent encore les vols de nuit. À l’inverse de l’aéroport de Maastricht, par exemple, qui a également essayé d’attirer le géant chinois, Liège Airport fonctionne 24h24, 7j/7 ce qui semble avoir joué un rôle décisif dans la décision finale de Cainiao. En outre, même si cet aspect a été moins souligné, Liège est également un ancien bassin sidérurgique en pleine désindustrialisation avec un taux de chômage qui environne les 20% depuis plusieurs décennies. Il s’agit donc d’un territoire d’implantation idéal pour des opérateurs logistiques qui cherchent des surfaces bien situées et pas trop chères, mais également un accès facile à des réservoirs de main-d’œuvre peu qualifiée et bon marché, ainsi que des pouvoirs publics prêts à multiplier les faveurs pour attirer les emplois chez eux [20]. En ce qui concerne Alibaba, par exemple, beaucoup d’observateurs se sont étonnés du fait que l’entreprise allait pouvoir investir des terrains particulièrement prisés situés directement en bord de piste, alors que rien ne le justifiait [21]. En outre, le ministre fédéral de l’emploi en fonction au moment de la signature de l’accord n’a pas hésité à souligner comment les mesures de dérégulationdérégulationAction gouvernementale consistant à supprimer des législations réglementaires, permettant aux pouvoirs publics d'exercer un contrôle, une surveillance des activités d'un secteur, d'un segment, voire de toute une économie. (en anglais : deregulation). et de « flexibilisation » du marché du travail adoptées par son gouvernement avaient aussi joué un rôle dans le choix de Liège par Alibaba [22].
Du côté liégeois, on se réjouit d’un accord conclu avec un des fleurons de l’économie numérique mondiale, qui devrait aider l’aéroport à atteindre son objectif : intégrer le top 3 des plus gros aéroports de fret en Europe, en visant idéalement la première place [23]. Outre le surcroit d’activité (et d’emplois) directement lié à Alibaba, on mise aussi sur l’effet d’entrainement que cet accord pourrait avoir sur d’autres partenaires potentiels en provenance de Chine [24]. La collaboration déborde en outre le domaine étroitement logistique, puisque dans la foulée l’aéroport de Liège et Alibaba cloud ont également signé un accord pour que celle-ci prenne en charge une partie des opérations de fonctionnement et de manutention de l’aéroport à travers son programme d’intelligence artificielle « Aviation Brain » [25].
Enfin, l’objectif consiste aussi à utiliser l’arrivée d’Alibaba comme point d’entrée pour une meilleure pénétration des entreprises belges (et plus largement européennes) sur le marché chinois, ce qui correspond également à la stratégie annoncée par Alibaba en ce qui concerne les « marchés développés » [26]. C’est dans ce contexte que la signature de l’accord à Liège se double en même temps de la signature d’un Memorandum of Understanding (MoU) entre le gouvernement fédéral belge et l’initiative eWTP qui fait de la Belgique le premier pays européen (et le troisième au monde) à rejoindre l’initiative de Jack Ma en espérant en tirer profitprofitIl s'agit du profit attribuable à la société, au groupe. Exemple : lorsqu'une filiale est détenue à hauteur de 50% par le groupe A, seuls 50% des profits de cette filiale est attribué au groupe A. On parle aussi du {{profit net du groupe}}. pour mieux s’exporter en Chine. Dans ce cadre, une « plateforme de service publicservice publicEntreprise dont le propriétaire, en général unique, est les pouvoirs publics. Dans un sens plus étroit, cela peut vouloir dire aussi que cette firme publique poursuit des objectifs autres que la rentabilité, de sorte à rendre le service fourni accessible à un plus grand nombre. (en anglais : public service) » est disponible en Belgique depuis le mois de mars 2020 via le portail de l’eWTP [27]. Celle-ci est connectée à BeGate, un système de dédouanement numérique de la douane belge. Pour gagner du temps, les sociétés de dédouanement peuvent ainsi faire une déclaration en ligne électronique à la douane belge par le biais de la plateforme de service public eWTP.
Quels liens avec les stratégies chinoises à l’international ?
Difficile d’aborder les projets d’expansion internationale d’Alibaba sans évoquer les liens qu’ils entretiennent avec la stratégie géopolitique et géoéconomique du gouvernement chinois. Pour ce dernier, en effet, le secteur des technologies de l’information et de la communication doit jouer un rôle clé à la fois dans le développement économique du pays et dans la promotion de ses ambitions internationales [28]. C’est ainsi que les TIC figurent en bonne place dans les secteurs stratégiques identifiés dans l’ambitieux programme « Made in China 2025 », qui doit faire du pays le leader mondial des principaux secteurs technologiques et économiques clés pour l’économie de demain [29]. En parallèle, le gouvernement chinois a également doté, depuis 2017, son ambitieux programme international des « nouvelles routes de la soie » d’un volet numérique [30]. L’intérêt est double. D’une part, offrir des débouchés internationaux pour les entreprises chinoises actives dans ce secteur. D’autre part, faciliter et appuyer le développement des autres projets infrastructurels qui reposent tous, à des degrés divers, sur des technologies numériques pour leur fonctionnement (communication, monitoring, coordination, etc.). Plus largement, Pékin voit également la diffusion internationale de ses technologies et entreprises numériques comme une façon de défendre et promouvoir son propre modèle en matière de gouvernance numérique dans un contexte international marqué par des rivalités croissantes, en particulier avec les États-Unis [31].
Dans ce contexte, une entreprise comme Alibaba constitue donc inévitablement un vecteur et un acteur de la stratégie d’influence et de projection chinoise à l’échelle internationale. S’il ne s’y réduit pas, le projet de hub logistique prévu à Liège concorde ainsi largement avec les objectifs de connectivité qui sous-tendent le projet des « nouvelles routes de la soie » [32]. Les cinq hubs globaux retenus par Alibaba sont d’ailleurs situés sur une des routes du programme. Et les liaisons ferroviaires qui relient désormais la Chine à l’aéroport de Liège relèvent officiellement du programme [33]. En parallèle, l’initiative eWTP promue par Alibaba fait également écho, à la fois dans son contenu et surtout dans la façon dont elle est présentée, aux ambitions officielles chinoises de promouvoir une mondialisation alternative à celle qui a prévalu jusqu’à présent sous domination américaine et qui aurait surtout profité à une poignée de multinationales occidentales [34]. Une mondialisation plus inclusive, dont pourraient bénéficier les régions et les catégories de population aujourd’hui marginalisées (PME, femmes, jeunes, agriculteurs, surtout au Sud) grâce à des relations gagnant-gagnant dont Pékin se veut le champion international.
Cela étant, au-delà de ces synergies évidentes, il ne faut pas non plus exagérer l’alignement stratégique qui existe entre Alibaba et le gouvernement chinois. Pour trois raisons au moins. D’abord, parce qu’Alibaba reste une entreprise privée. Elle dispose donc de marges de manœuvre supérieures à celles dont disposent les entreprises d’État et, plus encore que celles-ci, ses objectifs prioritaires restent la poursuite du profit. Ensuite, parce que compte tenu de la structure de son actionnariat, il est de toute façon difficile de considérer Alibaba comme une entreprise purement chinoise [35]. Enfin, parce que la politique chinoise elle-même est loin d’être univoque et monolithique [36]. Résultat, il peut exister des tensions ou des contradictions entre les objectifs poursuivis par Alibaba et ceux des différentes autorités chinoises. À titre d’exemple, l’insistance de Jack Ma sur la nécessité de privilégier des modes régulation privés de l’e-commerce international s’oppose au rôle que Pékin continue d’attribuer à l’État dans le fonctionnement de l’économie [37]. Autre exemple, il existe des tensions en Chine concernant le rôle qu’une entreprise privée comme Alibaba joue dans le secteur financier – en particulier à travers sa spin-of Ant Financial – alors qu’il s’agit traditionnellement d’un secteur qui relève directement de l’État. Si Alibaba dispose donc de soutiens de poids pour développer ses activités, y compris à l’échelle internationale, elle doit également compter avec des opposants plus ou moins déclarés parmi des acteurs ou des factions elles aussi importantes dans la structure institutionnelle du pouvoir chinois [38].
Quels liens avec les stratégies belges et européennes ?
Du côté belge, nous l’avons dit, l’arrivée d’Alibaba à Liège s’inscrit dans une stratégie de développement de la logistique aéroportuaire poursuivie par la ville et la Région wallonne depuis les années 1990. Elle s’inscrit également dans une stratégie plus large de diversification des partenaires commerciaux et des investisseurs internationaux qui vise en particulier la Chine [39]. Outre l’implantation d’Alibaba à Liège Airport, on peut ainsi citer au moins deux autres projets d’implantation économique stratégique chinois en territoire wallon : le China-Belgium Technology Center (CBTC), à Louvain-la-Neuve, qui constitue « le premier parc scientifique et technologique global investi par la Chine en Europe » et « le plus grand projet d’investissement chinois en Belgique » [40] ; et l’établissement d’une ligne de production de véhicules électriques à destination du marché européen par la start-up Thunder Power sur le site de Gosselie [41]. À eux trois (en comptant le projet d’Alibaba), ces projets représentent des promesses d’investissement qui se chiffrent, à terme, à 675 millions d’euros, contribuant largement à faire de la Chine le premier investisseur étranger en Wallonie en 2018 [42]. À l’échelle du pays, on peut également ajouter les investissements de Cosco au port de Zeebrugge et d’Anvers ou encore l’adhésion de la Belgique à l’eWTP, qui en fait le premier (et le seul) pays européen à avoir rejoint cette initiative.
La multiplication de ces projets et partenariats stratégiques avec des acteurs chinois ne va toutefois pas sans poser des questions. La première porte sur leur réalisme, d’aucun craignant notamment que les annonces grandiloquentes ne débouchent dans les faits sur des réalisations beaucoup moins ambitieuses. De ce point de vue, les retards et atermoiements qui caractérisent déjà les projets de Louvain-la-Neuve [43] et surtout Gosselie [44] ne sont pas de nature à rassurer les sceptiques. La seconde crainte porte, à l’inverse, sur les risques de dépendances économique, technologique et commerciale excessives vis-à-vis de la Chine qui pourraient résulter de la multiplication de ces projets [45]. Cette crainte est renforcée par l’asymétrie qui existe entre la Chine et la Belgique (et ses régions) et qui peut se traduire par des accords dont les conditions bénéficieraient surtout à la première. Ce serait d’autant plus le cas qu’à l’inverse de la Chine, dont les objectifs et la stratégie industriels sont relativement cohérents, les autorités belges sont surtout à la recherche d’investisseurs sans réelle vision stratégique commune et cohérente à long terme [46].
Enfin, autre problème, cette dépendance croissante vis-à-vis de la Chine intervient dans un contexte de rivalité croissante entre la Chine et les États-Unis, un contexte vis-à-vis duquel certains plaident plutôt pour une forme de « non-alignement » qui pourrait ou devrait passer par une meilleure coordination européenne. Or, précisément, l’Europe peine à parler d’une seule voix face à la Chine, mais aussi en termes de stratégie économique et industrielle en général, à la fois en raison d’une absence de cadre et de vision commune, mais aussi parce que les États ont tendance à jouer leur propre partition, même quand des cadres minimaux communs existent. La relation entre l’Europe et le projet des nouvelles routes de la soie est emblématique de cette situation. 18 États membres de l’Union européenne ont déjà décidé unilatéralement de rejoindre l’initiative, mais d’autres dont la France, l’Allemagne ou encore l’Espagne s’y refusent toujours, et c’est également le cas de l’UE en tant que bloc. Or, en parallèle, cette même UE défend ses propres projets de corridors logistiques internationaux, dont il n’est pas certain jusqu’où ils sont complémentaires ou en contradictions avec ceux poursuivis par la Chine [47].
De la même façon, la participation de la Belgique à l’initiative de l’eWTP pourrait finir par compliquer la formulation d’une position européenne commune sur la régulation mondiale du e-commerce, un enjeu particulièrement tendu à l’heure actuelle sur la scène internationale [48]. Et plus largement, en acceptant de servir de point d’entrée pour Alibaba et sa stratégie de conquête du marché européen, la Belgique risque également de consolider la position de l’UE comme simple champ de bataille de la rivalité numérique entre la Chine et les États-Unis.
[1] Pour une histoire plus détaillée de la firme, lire Clark, D. (2016). Alibaba : The house that Jack Ma built. New York, NY : Harper Collins.
[2] Voir les données et une ligne du temps dans : Alibaba Group (2020), « Fiscal Year 2020 Annual Report » : https://doc.irasia.com/listco/hk/alibabagroup/annual/2020/ar2020.pdf.
[3] Ibidem.
[4] Sur ce point, lire : Leterme, C. (2019), « « Alibaba, c’est tout l’inverse d’Amazon »… Vraiment ? », GRESEA : https://gresea.be/Alibaba-c-est-tout-l-inverse-d-Amazon-Vraiment.
[5] « Globalization is now Alibaba’s top priority », Business Insider France, 14 mai 2015 : https://www.businessinsider.fr/us/r-alibaba-to-invest-more-abroad-as-globalization-top-priority-ceo-zhang-2015-5.
[6] « Jack Ma : Alibaba Bets Big on Logistics », Alizila, 31 mai 2018 : https://www.alizila.com/jack-ma-alibaba-bets-big-on-logistics/.
[7] « Cainiao reveals plans for five global logistics hubs », Air Cargo News, 1er juin 2018 : https://www.aircargonews.net/cargo-airport/cainiao-reveals-plans-for-five-global-logistics-hubs/.
[8] Par exemple : « Cainiao Adds New Cargo Route Between Hong Kong and Spain », Alizila, 16 juillet 2020 : https://www.alizila.com/cainiao-adds-new-cargo-route-between-hong-kong-spain/ ou encore : « Alibaba, le géant chinois du e-commerce, tisse sa toile en France », Le Journal du Dimanche, 25 mai 2020 : https://www.lejdd.fr/Economie/alibaba-le-geant-chinois-du-e-commerce-tisse-sa-toile-en-france-3970380.
[9] « Cainiao’s Global Logistics Push Ratchets Up », Alizila, 24 juin 2020 : https://www.alizila.com/cainiaos-global-logistics-push-ratchets-up/?utm_source=Alizila+RSS&utm_campaign=9817a2a2cc-EMAIL_CAMPAIGN_2020_06_26_03_10&utm_medium=email&utm_term=0_7ab396339b-9817a2a2cc-105149394.
[10] « Il n’y aura plus de produits bon marché en provenance de Chine », Gondola, 16 juin 2020 : https://www.gondola.be/fr/news/il-ny-aura-plus-de-produits-bon-marche-en-provenance-de-chine.
[13] À ce propos, lire : Facundo Vila Seoane, M. (2019), « Alibaba’s discourse for the digital Silk Road : the electronic World Trade Platform and ‘inclusive globalization’ », Chinese Journal of Communication.
[14] www.ewtp.org.
[15] « Alibaba in Liège : It’s official ! », Wallonia.be, 5 décembre 2018 : http://www.investinwallonia.be/news-1/news-2/alibaba-in-liege-it-s-official.
[16] « Liege Airport : quatre millions d’argent public pour faire et démolir une route pour Alibaba », Le Soir, 17 juillet 2019 : https://plus.lesoir.be/236026/article/2019-07-11/liege-airport-quatre-millions-dargent-public-pour-faire-et-demolir-une-route.
[17] « Alibaba va créer 3.000 emplois et vendre les PME belges en Chine », L’Echo, 3 décembre 2018 : https://www.lecho.be/entreprises/services/alibaba-va-creer-3-000-emplois-et-vendre-les-pme-belges-en-chine/10074548.html.
[18] « L’Europe, un atout pour le développement de Liège », Parlement Européen, 26 juin 2012 : https://www.europarl.europa.eu/belgium/fr/l-europe-un-atout-pour-le-d%C3%A9veloppement-de-li%C3%A8ge.
[19] « Liège confirme son rôle de plaque tournante européenne pour le e-commerce chinois », Gondola, 29 octobre 2019 : https://www.gondola.be/fr/news/liege-confirme-son-role-de-plaque-tournante-europeenne-pour-le-e-commerce-chinois.
[20] Sur ces éléments, lire, entre autres : Hildyard, N. (2020), « Corridors as factories : Supply chains, logistics and labour. Is this the world you want ? », Bruxelles, Counterbalance : https://www.counter-balance.org/report-logistics-2020/.
[21] Comme le souligne par exemple cet article de L’Echo : « Pour des sociétés de courrier express comme DHL et FedEx, l’implantation d’un bâtiment près de la piste est idéale, car les avions doivent être déchargés et les colis transbordés dans des camions et des cars aussi rapidement que possible. Mais les entrepôts de magasins en ligne sont généralement plus éloignés des pistes, car le rythme de manutention des colis est moins rapide. » Et un représentant de FedEx, également présente à Liège, de s’indigner, toujours dans le même article : « Nulle part au monde on n’utilise des terrains situés en première ligne pour y installer des entrepôts. Pas même à Hong Kong, où Cainiao a décidé d’investir 1,5 milliard de dollars pour mettre en place un centre logistique comparable, d’une superficie de 38 hectares, sur l’aéroport international. » (cf. « Alibaba bloque FedEx à Liège », L’Echo, 15 décembre 2018 : https://www.lecho.be/economie-politique/belgique/wallonie/alibaba-bloque-fedex-a-liege/10079363.html.)
[22] Sur ce point, lire : Leterme, C (2020), « Arrivée d’Alibaba à Liège : cadeau pour l’emploi ? », GRESEA : https://gresea.be/Arrivee-d-Alibaba-a-Liege-cadeau-pour-l-emploi.
[23] « Liege Airport vise le top 3 des aéroports cargo dans les dix ans », Le Soir, 14 novembre 2019 : https://plus.lesoir.be/260378/article/2019-11-14/update-pic-liege-airport-vise-le-top-3-des-aeroports-cargo-dans-les-dix-ans.
[24] « Alibaba in Liège : It’s official ! », Wallonia.be, op. cit.
[25] « Liege Airport aims to improve efficiency with Alibaba tech », Air Cargo News, 25 novembre 2019 : https://www.aircargonews.net/cargo-airport/liege-airport-aims-to-improve-efficiency-with-alibaba-tech/.
[26] « Alibaba’s approach to building an international business is two-fold : In developed e-commerce markets, the company is working to get international brands to sell to customers in China through Tmall, acting as a “gateway to China,” according to the company. In developing markets, the approach is to build or buy e-commerce marketplaces in developing markets and acquire those customers. » (cité dans : « Breaking down Alibaba’s global ambitions », Digiday, 10 mai 2019 : https://digiday.com/retail/breaking-alibabas-global-ambitions/).
[28] Sur ce point, lire notamment : Cave, D. et al. (2019), « Mapping China’s technology giants », ASPI-International Cyber Policy Center : https://www.aspi.org.au/report/mapping-chinas-tech-giants/.
[29] Plus de détails ici : Houben, H. (2018), « Volet 3 : Made in China » (Dossier : La rivalité sino-américaine), GRESEA : https://gresea.be/Volet-3-Made-in-China.
[30] Shen, H. (2018), « Building a Digital Silk Road ? Situating the Internet in China’s Belt and Road Initiative », International Journal of Communication, vol. 12 : https://ijoc.org/index.php/ijoc/article/view/8405.
[31] Cave, D. et al., « Mapping China’s technology giants », op. cit.
[32] Pour plus de détails sur ce projet : Houben, H (2018), « Volet 2 : Les nouvelles routes de la soie : le cauchemar de Brzezinski passe par l’Asie centrale » (Dossier : La rivalité sino-américaine), GRESEA : https://gresea.be/Volet-2-Les-nouvelles-routes-de-la-soie-le-cauchemar-de-Brzezinski-passe-par-l.
[33] « BRI makes headway at Liege Airport in Belgium », Xinhua, 17 avril 2019 : http://www.xinhuanet.com/english/2019-04/17/c_137985524.htm.
[34] Sur ce point : Facundo Vila Seoane, « Alibaba’s discourse for the digital Silk Road… », op. cit.
[35] Shen, H (2016), « Is China ‘Buying the World’ again ? Is Alibaba the poster child for global expansion ? », The Digital Asia Hub : https://www.digitalasiahub.org/2016/11/04/is-china-buying-the-world-again-is-alibaba-the-poster-child-for-global-expansion/
[36] Lire, par exemple : Jones, L. (2020), « Beyond ’China, Inc.’ Understanding Chinese companies », in State of Power 2020, Transnational Institute : https://longreads.tni.org/understanding-chinese-companies-beyond-china-inc
[37] Facundo Vila Seoane, « Alibaba’s discourse for the digital Silk Road … », op. cit.
[38] Shen, H. (2019), « Platform as Infrastructure and the Rise of Ant Financial in China », IT for Change : https://itforchange.net/platformpolitics/wp-content/uploads/2019/03/Ant_Financial_5thMarch.pdf
[39] Voire notamment les missions et objectifs de « l’Agence wallonne à l’Exportation et aux Investissements étrangers » (AWEX) : https://www.awex-export.be/fr/a-propos/missions-et-objectifs.
[40] www.cbtc.eu/.
[41] « Thunder Power s’établit à Gosselies », Canal Z, 19 octobre 2018 : https://canalz.levif.be/news/thunder-power-s-etablit-a-gosselies-19-10-18/video-normal-1042889.html.
[42] Elle est toutefois largement redescendue en 2019 avec un total d’investissements de seulement 1,17 millions d’euros, loin derrière les États-Unis, la France ou l’Italie.
[43] « Un incubateur chinois qui a des ratés au démarrage », L’Echo, 16 octobre 2019 : https://www.lecho.be/entreprises/tic/un-incubateur-chinois-qui-a-des-rates-au-demarrage/10172441.html.
[44] « Reconversion de l’ancien site de Caterpillar à Gosselies - Thunder Power "ne constitue plus la priorité" ; un projet de parc Legoland à l’étude », Le Soir, 10 septembre 2020 : https://plus.lesoir.be/324195/article/2020-09-10/thunder-power-ne-constitue-plus-la-priorite-un-projet-de-parc-legoland-letude-3.
[45] Lire, par exemple : « Les investissements chinois en Wallonie : bonne ou mauvaise nouvelle ? », La Libre, 13 octobre 2018 : https://www.lalibre.be/economie/placements/les-investissements-chinois-en-wallonie-bonne-ou-mauvaise-nouvelle-5bc0afb8cd708c805c2a1851.
[46] Ibidem.
[47] Dans le cadre de sa « stratégie globale » adoptée en 2016, l’UE a notamment annoncé en septembre 2018 le lancement d’une nouvelle stratégie de connectivité entre l’Europe et l’Asie qui peut être vue comme une alternative au projet chinois des nouvelles routes de la soie (lire : Siddiqui, S. (2019), « Is the EU corridor an alternative to China’s Belt and Road Inititiative ? », TRTWorld : https://www.trtworld.com/opinion/is-the-eu-corridor-an-alternative-to-china-s-belt-and-road-inititiative-24745). En parallèle des accords de coopération ont également été signés avec les États-Unis et le Canada d’un côté (cf. : « US, Canada and EU to offer ‘robust alternative’ to state-led development finance, as belt and road increases reach », South China Morning Post, 12 avril 2019 : https://www.scmp.com/news/world/united-states-canada/article/3005798/us-canada-and-eu-offer-robust-alternative-state-led), et le Japon de l’autre (« EU-Japan axis emerges to counter China’s BRI », Asia Times, 9 octobre 2019 : https://asiatimes.com/2019/10/eu-japan-axis-emerges-to-counter-chinas-bri/).
[48] Sur ce point, lire notamment : Leterme, C. (2019), « Bataille autour des données numériques », Le Monde diplomatique, novembre : https://www.monde-diplomatique.fr/2019/11/LETERME/60937.